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vendredi 9 octobre 2020

Relatos salvajes




Damián Szifrón est argentin, il est né en 1975 et a lu et vu ses classiques :

-          La  nouvelle fantastique du Río de la Plata qui lui a enseigné l’importance de saisir son spectateur à la gorge dès le début et surtout l’art de la chute, « savoir se taire à temps ». Effets condensés, écriture synthétique, refus des fioritures, humour comme arme tranchante, distance parodique…Rappelons que le mot "relato" désigne justement le récit bref en Argentine.

-          Le cinéma italien de Risi (Les Monstres 1963), Risi avec Scola et Monicelli (Les Nouveaux Monstres 1977) : le cru et le cul, la satire sociale, le naturalisme grotesque et pathétique… Le même Risi affirmait : «Je déteste le moralisme et je préférerais toujours être cruel plutôt que de dire la "bonne" parole ou montrer la "bonne" attitude.» Szifrón est un héritier de cette attitude et n’a pas honte de ses références grand public : les séries B, les films des années 70 tellement kitchs. Mais, à cet esprit très Paul Verhoeven, il ajoute une touche plus contemporaine inspirée des craquages en direct dans les émissions de télé-réalité. Avec humilité, Szifrón réinvente un panorama de références impures comme l’avaient déjà adopté les frères Almodóvar.

-          Tarantino pour le pétage de plombs, Buñuel pour le coup de rasoir, Spielberg pour le duel…

En 2014, ce film à sketchs (une production hispano-argentine avec Pedro Almodóvar et son frère de producteur dans les coulisses) sort et fait un tabac : il est sélectionné à Cannes et nominé pour l’Oscar du meilleur film en langue étrangère. On aime tout de suite cette esthétique cartoon (personnages caricaturaux), pub (rythme vertigineux et percutant), on aime l’humour décapant et la provocation. On est bien loin du puritanisme du Nord qui n’hésite pas à faire exploser des bombes, à décharger des pistolets et à faire brûler voitures et autres véhicules mais qui répugne à montrer certains détails de la réalité quotidienne au nom de la « bienséance ».



On a reproché à Szifrón le manque de construction et la création d’un ensemble somme toute hétéroclite. Pas sûr. L’introduction et l’épilogue sont clairement identifiables : la certitude pour le spectateur qu’il va passer un bon moment et puis le happy end malgré tout. Mais c’est surtout le générique qui semble nous fournir une première piste assez simple. Les nouveaux sauvages, entendez « animaux sauvages » sont bien les hommes et les femmes de cette société malade, stressée à mort et d’un matérialisme confondant. Les brutes, les bêtes, les monstres ce sont eux et non les grands félins d’ailleurs en voie d’extinction. Ce sont eux et nous car cette société argentine est bien le miroir de la nôtre (d'où l'utilisation de la vitre, de la surface transparente à travers laquelle nous regardons les personnages), dans cet Extrême-Occident qu’est l’Amérique Latine et notamment dans ces nations bien blanches et bien européennes comme l’Argentine si italienne, elle qui a un Pape italien, une société gangrénée par des rapports mafieux et puis toutes ces attitudes qui fleurent bon le macho rital. 

C’est un miroir – et l’image n’est jamais belle comme de bien entendu - que nous tend Szifrón et dans lequel nous pouvons vérifier à quel point nous sommes minables :

-          Minables quand nous élevons nos enfants en leur faisant regretter d’être nés.
-          Minables quand nous traitons les serveurs et serveuses de restaurant comme s’ils étaient de la merde alors que notre propre existence est vide et terne.
-          Minables quand nous nous conduisons notre voiture comme si nous avions un compte à régler avec les autres ou comme si toute notre vie en dépendait, Les mecs en particulier, comme si le levier de vitesses était un autre sexe.
-          Minables quand nous sommes incapables de comprendre les difficultés et les lassitudes de nos voisins.
-          Minables quand toute une vie à l’abri du besoin est basée sur l’escroquerie et le mensonge.
-          Minables quand l’amour cède devant la trahison.

La beauté du générique semble dire que nous sommes à ce point minables que nous sommes nous-mêmes une espèce menacée, par notre propre bêtise, égoïsme, méchanceté, vulgarité…: c’est bien l’homme qui devrait être « en voie d’extinction » et céder la place aux grands félins.

Le « pétage de plombs » est le second fil conducteur, il est le motif commun à chacun des six sketches de cette satire jouissive car terriblement familière et qui renvoie au thème littéraire et culturel qui a hanté l’Amérique Latine depuis les écrits de la Découverte et de la Conquête : le conflit entre civilisation et barbarie. 

Vulnérables face à une réalité trouble et imprévisible dans la plus pure tradition du fantastique argentin (on pense notamment aux nouvelles de Silvina Ocampo), les personnages des Nouveaux Sauvages, traversent la frontière qui sépare la civilisation de la barbarie. Une trahison affective ou amoureuse, le retour du passé, une tragédie ou même la violence d’un détail du quotidien sont les détonateurs qui poussent ces personnages à sortir d’eux-mêmes, à se métamorphoser en terroristes, en criminels, en vengeurs masqués, en sorcières, en hyènes… Un individu craque et c’est tout l’édifice social qui vacille : c’est le complexe de Lucifer qui cause la mort de tous ceux qui sont jugés responsables, c’est la vengeance aveugle qui fait des victimes collatérales, c’est le cynisme et l’impunité qui fait prospérer les trafics en tous genres, c’est une administration kafkaïenne qui rend le monde insupportable, c’est le mensonge qui transforme tout conte de fée en film d’horreur. On comprend alors à quel point la morale, la religion, l’éducation, le désir pathétique de vivre et de vivre le plus confortablement possible sont parfois impuissants à contrôler les pulsions.

La pulsion violente et destructive est ainsi un fil assez solide entre chacun des six contes cruels. Dans le dossier de presse du film, le réalisateur écrit d’ailleurs : «Ces histoires émergent de la zone la plus libre de mon imagination. […] Il est toujours question de catharsis, de vengeance et de destruction. Je pense souvent à notre société occidentale et capitaliste comme une sorte de cage transparente qui amenuise notre sensibilité et dénature nos rapports. [Le film] opère sur un ensemble d’individus qui vivent dans cette cage tout en ignorant son existence.»
 
Szifrón parvient parfaitement à décrire une société occidentalo-sud-américaine en apparence lisse, psychorigide et parfaite, mais en réalité rongée par le doute, la menace, la corruption, les récupérations médiatiques, la culpabilité (la famille, le monde de la Justice et l’Etat en prennent pour leur grade), qui se libère de l’angoisse par à-coups, par l’expression subite et incontrôlée de ses plus bas instincts : c’est tout un corps malade qui cherche, dans la fièvre, à se reconstruire et à se refaire une santé. Sans facilité, sans populisme et avec une vraie bienveillance envers les personnages les plus fragiles : Ricardo Darín bien sûr, « Bombita » et Erica Rivas, la novia qui faillit être couronnée à Cannes.


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