Je
m’appelle Federico García Lorca, j’ai 38 ans. Je suis né en 1898. Ah ! Et
mort en 1936 car comme vous pouvez le voir : je suis le fantôme de Lorca.
Mais je suppose que le but de votre visite n’est pas de voir un fantôme (quoique
très intéressant) mais plutôt d’écouter mon histoire et mon lien avec
l’histoire de l’Espagne la plus récente.
Évitons donc les biographies magistrales, le plus important est le moment où je
rentre en Espagne, de retour des USA en 1930, à la fin de la dictature de Miguel
Primo de Rivera et peu de temps avant la proclamation de la première République. Je suis dramaturge et poète mais je n’ai pas été reconnu tout de suite… passons donc à
l’instant de ma vie le plus intéressant : ma mort en 1936 au tout début de
la Guerre Civile. Je me souviens avoir
quitté Madrid pour Grenade pour rejoindre ma famille et pensant me mettre à
l’abri mais ce sera aussi mon dernier lieu de vie… c’est que Grenade n’a pas
été la ville d’Andalousie la plus « ouverte d’esprit » si vous me
suivez… Bref, arrivons au point crucial : ma mort, je suis fusillé en 1936
par des phalangistes, par des extrémistes de droite qui ne m’ont pas pardonné
mon engagement en faveur de la République… parmi mes assassins il y a aussi des
individus jaloux de la position et de la fortune de mes parents… sans oublier
un défaut majeur… je suis pédéraste, imaginez dans l’Espagne des années 30...
Je me souviens avoir dit : « Travailler et aider celui qui le mérite.
Travailler même si l’on se dit parfois que c’est en vain. Travailler en manière
de protestation ; parce que le premier mouvement serait de crier tous les
jours en se réveillant dans un monde plein d’injustices et de misères de tout
ordre : je proteste, je proteste, je proteste. »
Quoi
qu’il en soit je suis donc exécuté et
jeté dans une fosse commune près de Viznar à quelques kilomètres de Grenade… je
crois que c’était le 19 août 1936 mais je ne suis plus très sûr. On ne se
réveille pas un matin en se disant que c’est le dernier jour de votre vie. Sauf
pour le 21 décembre, vous avez eu peur hein ? Bref…
La
trop longue dictature de Franco (1936-1975) a laissé place à la transition
démocratique qui a mis en place la loi d’amnistie en 1977. Cette loi protège tous
les auteurs de crimes contre l’humanité qui se sont déroulés lors de la guerre
civile et de la dictature franquiste. C’est comme arracher une partie de
l’histoire de l’Espagne, il ne s’est rien passé…c’est un choix qui s'est vu aussi chez vous avec Charles de Gaulle et la mise entre parenthèses
de la question de la collaboration, vous savez le mythe résistancialiste :
« On était « tous résistants » (ou pas !) eh bien en
Espagne c’était un bond dans l’histoire « on passe sur ». Même si certaines personnes passent outre
cette loi de l’oubli et veulent défendre la Vérité comme le juge Garzon, cet
homme condamné officieusement pour non-respect
des droits de l’homme envers des suspects (qui sont de vraies fripouilles mais
bon quand on est juge, procéder à des écoutes illégales peut poser problème)
mais officieusement parce qu’il était le chantre des condamnations de criminels d’État en Amérique Latine par exemple et qu’il avait voulu instruire le
dossier des responsables du coup d’État de 1936, de la guerre et de la
dictature : j’aurais pu être cité à comparaître si le Tribunal Suprême
l’avait laissé aller jusqu’au bout. Malheureusement depuis 2012, Garzón ne peut
plus exercer en Espagne, autant dire que c’est la mort d’une figure majeure de
la lutte contre l’oubli et l’impunité.
La
question des fosses communes est aussi un sujet brûlant, car il est nécessaire
d’identifier les victimes des fusillades (« Ici on fusille comme on
déboise » disait votre compatriote Antoine de Saint-Exupéry) par question
de respect, mais cela irait à l’encontre de la loi de Amnistie, on ouvrirait
les fosses en même temps que les vieilles blessures ce qui n’est pas une bonne
chose selon certains notamment au Parti Populaire, le Parti au pouvoir
actuellement en Espagne, cela raviverait les tensions encore vives, ce que l’on a coutume d’appeler « Les
Deux Espagnes ». De ce point de vue, mon histoire et ma mort se sont
érigées en mythe et ce, dès 1936.
En
effet je suis mort pour mes idées et donc pour mes écrits, ce qui fait de moi
le martyr parfait, l’artiste mort pour ces convictions. Malgré tout, je n’ai
jamais fait partie de ce que l’on appelle les « poètes engagés », ma
poésie, mon théâtre, je les voulais universels et humanistes, jamais marqués
par l’idéologie : aucune faucille ni aucun marteau dans mes œuvres ! Mais
j’ai une question : pourquoi moi ? Pourquoi seulement moi et pas
d’autres personnes ? D’où la question de l’origine et de la création des mythes
(mythe de l’intelligence assassinée, Mythe de Madrid entré en résistance face
aux totalitarismes) mais aussi du rôle que l’on m’a fait jouer lorsque
l’Espagne commence à sortir d’une étape historique marquée par l’amnésie
collective et que les Espagnols débattent du devoir de mémoire, un devoir
affirmé avec la Loi de la Mémoire Historique (LMH) présentée en 2006 et votée
en 2007, soit 70 ans après mon assassinat.
Donc,
la Loi de la Mémoire Historique est en quelque sorte l’opposé de la loi
d’Amnistie, elle prétend faire disparaitre tous les symboles du franquisme et
juge le franquisme comme « illégitime et illégal ». Mais le vœu qui
transparait dans cette loi est plus celui d’apaiser les tensions que de faire
un texte le plus révolutionnaire possible (j’ai cru comprendre que les
républicains catalans ne l’avaient pas votée car ils la considéraient comme
trop timorée puisque la responsabilité de l’État n’était jamais évoquée)
ah ! C’était pareil en France.
Mon
histoire est un vrai feuilleton télé. Si l’on revient à mon cas, personne ne
sais plus où je suis enterré précisément à Viznar. Coup de théâtre ! Il y aurait
des nouvelles fraîches je pourrais donc
être identifié et inhumé « como Dios manda » mais… en fait non, ma famille veut préserver mon image de
martyr intellectuel mort pour ses idées et qui ne trouve pas de réel repos, la
preuve je suis là ! Mais elle dit que c’est aussi pour me protéger de la
potentielle exposition médiatique et commerciale. On me vendrait en petits
bouts ! Non je plaisante. Mon cas est très polémique ici et le retour de
ces questions sur la scène médiatique alimente le mythe et permet aussi de ne pas oublier. Je suis
déchiré entre réaliser le dernier vœu des membres de ma famille et celui d’être
le nouveau « patrimoine de l’humanité » comme le dit Ian Gibson.
Complexe comme situation vous ne trouvez pas ?
Avant
de repartir, je voudrais juste terminer sur la notion du temps, c’est le temps
qui fait et défait les mythes et c’est aussi lui qui fait évoluer les
mentalités de manière positive ou non. Dans le cas de la mémoire historique vous
pourrez peut-être dire que les politiques se moquent du monde car votre
génération est habituée et veut la vérité mais ici ne n’est encore que très
récent, et l’on sait que le changement fait peur. Il faut donc du temps. Mais
il ne faut pas rester passif ! Et comme je l’ai dit « Lo más
importante es vivir ».
Ce texte avait été écrit et mis en scène par Chloé (Promo ECE 2013-2015) lors de notre séjour de travail en Andalousie.
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