Deux millions
de votants dont certains n’auraient pas pu voter en cas d’élection légale, 80 %
de voix en faveur d'un État catalan indépendant d’une minorité qui s’est
exprimée. Les indépendantistes catalans veulent croire qu’ils ont réussi leur
pari le dimanche 9 novembre 2014 dans un scrutin que le Tribunal Constitutionnel
espagnol avait déclaré illégal. Certes, ces chiffres ne représentent pas la
majorité des quelques 6 millions d'électeurs inscrits dans la région. Mais compte
tenu des conditions du vote, cette consultation a clairement montré la montée
en puissance de l'indépendantisme en Catalogne. Mais attention, 1,8 millions de
Catalans ont voté pour l'indépendance, soit autant que les votes pour les
partis régionalistes et indépendantistes en 2012 avec une participation
pratiquement deux fois plus élevée.
La montée de l'indépendantisme
C'est donc
désormais près d'un électeur sur trois qui soutient activement et franchement
l'option de l'indépendance. Or, traditionnellement, depuis le retour de la
démocratie en 1977, les partis ouvertement indépendantistes ne dépassaient
guère les 15 %. Ce vote du 9 novembre a donc prouvé clairement une évolution de
l'opinion catalane vers la séparation avec Madrid. Or, ce mouvement est souvent
observé non seulement dans le reste de l'Espagne, mais aussi en Europe - et
particulièrement en France - avec méfiance, si ce n'est avec hostilité.
Plus encore que le réflexe centralisateur traditionnel de nos compatriotes qui
voient immanquablement un danger dans ce type de mouvement, l'indépendantisme
catalan est souvent considéré comme la conséquence de « l'égoïsme »
d'une région riche ne souhaitant plus payer pour les régions plus déshéritées
d'Espagne. Une sorte de nationalisme de riche qui ne serait pas sans rappeler
les mouvements autonomistes flamands ou de l'Italie du nord. Ce sentiment
est-il justifié ?
Le déficit fiscal
En apparence,
oui. Une des questions clés de la Catalogne, c'est le « déficit
fiscal » de cette région, autrement dit sa contribution nette au budget du
reste de l'Espagne. La « communauté autonome » catalane est une des
plus riches du pays et elle est soumise au même régime de répartition que les
autres, à l'exception du Pays Basque. Son « déficit fiscal » est
immense, il représente 8 % du PIB catalan. « Aucune région en Europe ne
souffre d'un tel déséquilibre », explique Ferran Requejo, professeur
de sciences politiques. Les Catalans auraient donc plus de raison de se
plaindre que les Flamands ou les Italiens du Nord, pourtant fort habitués aux
jérémiades contre les « paresseux wallons » et les « voleurs
romains. »
La chance de l'Estatut de 2006
A la longue, la
question de ce large déficit fiscal a fini par se poser : donner à la
Catalogne la capacité de mener une vraie politique économique et sociale
autonome. Autrement dit accepter au sein de l'Espagne, une identité économique
catalane. C'est cette idée qui a présidé aux premières réflexions sur le
nouveau statut (Estatut) au sein de la monarchie espagnole au milieu des années
2000. Là encore, comme le souligne Ferran Requejo, il ne s'agissait pas de
briser les liens de solidarité, mais de « ne plus être une communauté
autonome comme les 17 autres. »
L'exemple basque
Or, la
Catalogne pouvait se prévaloir d'un exemple : le Pays Basque. Après le
franquisme, pour obtenir le ralliement du Parti National Basque (PNV) à la
Constitution, les autorités de Madrid ont donné à l'Euskadi un statut fiscal
très autonome. A l'exception de certains impôts « régaliens » (droits
de douanes, par exemple), les taxes et impôts basques sont collectées par une
agence fiscale basque qui, ensuite, reverse un « quota » de ces
recettes à l’État central pour les dépenses qu'il engage sur le territoire basque.
Ce quota est régulièrement renégocié entre le gouvernement régional et Madrid.
Ce statut très avantageux a été obtenu au nom des « droits
historiques » de l'Euskadi. Et c'est là que le bât blesse, car la
Catalogne, en raison de son identité revendique aussi des « droits
historiques. » Pourquoi alors refuser à Barcelone ce qu'on accorde à
Bilbao ?
Le rejet de l'Estatut
L'Estatut
adopté par référendum et par les chambres législatives régionales et espagnoles
en 2006, était cependant beaucoup plus modéré que le statut basque. Mais il
prévoyait la création d'une Agence Tributaire Catalane (ATC) chargé de
collecter les impôts catalans, et la réduction du déficit fiscal à 4 % du PIB.
Autrement dit, il permettait d'allier maintien de la solidarité et large
autonomie fiscale. Une solidarité nouvelle qui avait été acceptée par les
Catalans. Mais le recours de députés du Parti populaire devant le Tribunal
Constitutionnel a conduit à la censure de plusieurs mesures de l'Estatut,
notamment les dispositions financières. La Catalogne s'est donc retrouvée au
point de départ et l'ATC est une quasi coquille vide. L'Espagne a alors laissé
passer une chance historique de conserver une Catalogne
« autonomiste. »
Négocier d'État à État
De l'avis de
beaucoup, cette censure, en juin 2010, a été une rupture. Bien des Catalans se
sont alors dit que discuter avec Madrid en tant que simple « communauté
autonome » ne pourrait mener à rien et que l’État espagnol, trop heureux
du déficit fiscal catalan, ne ferait rien qui puisse le réduire. Mieux même, en
raison de ce déficit, la Generalitat, le gouvernement catalan reste dépendant
de Madrid : pour preuve en 2012, elle a dû demander une aide au
gouvernement central pour faire face à ses obligations. Mais cette aide
n'aurait sans doute pas été nécessaire en cas de déficit fiscal réduit. Dès
lors, pour une partie des Catalans, la seule option serait de prendre sa pleine
indépendance pour pouvoir négocier « d'égal à égal. » C'est bien le
refus de prendre en compte l'identité économique catalane qui a brisé la longue
acceptation catalane de demeurer dans le cadre de l’État espagnol, pas le refus
de la solidarité.
La rupture de l'austérité
L'autre point
de rupture économique a été l'austérité mise en place à partir de 2010 en
Espagne. Le retour encore fragile à la croissance l'a un peu fait oublier, mais
ce mouvement a été d'une grande violence. Il a été particulièrement mal accepté
en Catalogne Il l'a été
d'autant plus mal que la contribution de la Catalogne aux finances espagnoles
est, on l'a vu, forte. Là encore, bien des Catalans ont mal perçu les coupes
budgétaires imposées par Madrid. Et en ont conclu qu'une Catalogne indépendante
pourrait mieux défendre son « modèle social. » C'est le point
de vue qui est aujourd'hui défendu par le parti indépendantiste de la Gauche
Républicaine (Esquerra Republicana Catalana, ERC).
Un « nationalisme » ouvert
Ce refus de
l'austérité met en avant une particularité du nationalisme catalan : il
s'agit de créer une Catalogne plus solidaire, ce que la domination espagnole
peinerait à réaliser. Cette solidarité inter-catalane ne concerne pas seulement
les « Catalans de souche », mais bien tous les habitants de la
Catalogne, d'origine espagnole ou immigrée. Il existe certes un mouvement
xénophobe catalan (Plataforma per Catalunya), mais, significativement, il ne
s'agit pas d'un mouvement indépendantiste. La plupart des mouvements
indépendantistes, eux, restent fidèles à cette phrase de l'ancien président de
la Generalitat Jordi Pujol : « Est Catalan, celui qui vit en
Catalogne. » C'est là une différence de taille avec Flamands et
« Padaniens », souvent marqués par des conceptions xénophobes et
visant à couper dans les aides sociales. Bref, « l'égoïsme »
vis-à-vis de l'Espagne se justifie par une solidarité interne.
La volonté de coopérer avec l'Espagne
Dernier
point : il n'y a pas de volonté « d'abandon » de l'Espagne. Si
l'indépendance doit arriver, elle fera l'objet d'une négociation où, notamment
la question de la répartition de la dette sera nécessairement traitée. Il est
historiquement très rare qu'un État prenne son indépendance sans reprendre une
partie de la dette (ce fut le cas de Cuba en 1898 suite à la guerre
d'indépendance contre l'Espagne, mais avec l'appui des États-Unis). Dans le
cadre de cette négociation, la question d'une contribution catalane à la
solidarité avec l'Espagne pourrait être posée. Le mouvement indépendantiste
n'entend pas couper les ponts avec un pays dont seront originaire de nombreux
Catalans et propose la création d'un « Conseil Ibérique » regroupant
Andorre, la Catalogne, l'Espagne et le Portugal et instaurant des compétences
et des solidarités communes sur le modèle du Benelux. C'est une vieille idée
puisque déjà, en octobre 1934, le président de la Generalitat d'alors, Lluis
Companys (exécuté en 1940 par les Franquistes) avait proclamé la création d'un
Etat catalan « dans une fédération ibérique. »
La question européenne
Surtout, les nationalistes catalans,
comme les Écossais, ne veulent pas de rupture avec l'UE qui, en théorie, est
une structure qui favorise la solidarité entre les États. L'enjeu pour Madrid
ne devrait donc pas être de bloquer le vote des Catalans, mais de renforcer la
solidarité interne à l'UE. Or, en s'alignant sur Berlin, le gouvernement
espagnol dirige l'UE dans le sens inverse : celui d'une UE où chaque pays
doit assumer seul sa compétitivité en limitant la solidarité aux cas de crise.
Nul ne peut accuser les Catalans de cette situation où l'UE peine à assumer sa
propre solidarité interne. Et nul ne peut leur demander une solidarité
« contrainte » que l'Allemagne refuse avec obstination au reste de la
zone euro.
Un choix tardif pour la Catalogne
La preuve en a
été apportée par une enquête d'opinion de l'institut CEO datant du 13 mars 2015. Cette enquête indique que,
pour la première fois depuis 2012, le « oui » à l'indépendance de la
Catalogne est dépassé par la volonté de rester unie à l'Espagne. 44,1 % des
personnes interrogées sont favorables à l'indépendance contre 48 % de
défavorables. Comment expliquer ce retournement ?
Première
réponse : ce « retournement » est à relativiser. La Catalogne n'est
pas, en effet, une terre traditionnellement indépendantiste. Pendant très
longtemps, les Catalans ont fait le choix de l'autonomie. Cela a notamment été
le cas après le retour de la démocratie en 1977 où le grand parti dominant du
système catalan a été la coalition Convergencia i Unió (CiU), un parti qui
avait négocié le maintien dans l’État espagnol moyennant de larges concessions
de pouvoir à la région. Le seul parti réellement pour la rupture avec
l'Espagne, les Républicains de Gauche de l'ERC, n'ont pas obtenu plus des 16,4
% réalisés lors des élections régionales de 2003.
Les Catalans
ont découvert l'indépendantisme en 2010 lorsque le Tribunal Constitutionnel
(TC) espagnol a censuré la majeure partie de l'Estatut, le nouveau
statut d'autonomie de la région qui prévoyait notamment plus d'autonomie
fiscale et qui avait été adopté par référendum en Catalogne en 2006 et voté
ensuite par le parlement espagnol. Cette décision du TC a convaincu beaucoup de
Catalans qu'il fallait rompre avec l'Espagne, toute amélioration étant
impossible. Mais le « oui » à l'indépendance n'est devenu majoritaire
qu'en 2012 lorsque le président conservateur du gouvernement espagnol Mariano
Rajoy s'est aliéné encore plus de Catalans en refusant toute discussion sur un
nouveau statut et en menant une politique d'austérité violente.
Pas d'effondrement du camp indépendantiste
Le retour à une
situation où le « non » est majoritaire dans la population catalane
n'est donc pas une anomalie, c'est au contraire un retour à la situation « normale »
avant 2012. Mais, dans cette même optique historique, le score de 44,1 % pour
le « oui » à l'indépendance est loin d'être un « mauvais
score. » Il reste historiquement élevé. Par rapport à la dernière enquête,
il ne perd d'ailleurs que 1,2 point, ce qui ne dénote pas réellement un vif
mouvement de rejet de l'indépendance. C'est plutôt les partisans de l'union
avec l'Espagne qui ont progressé avec une hausse de 3,5 points. Ce qui se
passe, c'est un transfert des indécis vers le refus de l'indépendance. Mais il
n'y a là rien de décisif. L'écart reste surmontable et, encore une fois, les
partisans de l'indépendance demeurent à un niveau historiquement élevés.
L'émergence d'un nouveau paysage politique espagnol
Comment l'expliquer ?
Le premier facteur est le changement majeur que connaît aujourd'hui le paysage
politique espagnol avec l'émergence de deux forces nouvelles, Podemos à
gauche (mouvement issu des Indignés) et « Citoyens » (Ciudadanos)
au centre-droit, mouvement très engagé contre la corruption. Ces deux partis
incarnent une volonté de renouvellement du personnel politique qui n'épargne
pas la Catalogne et pas même le camp indépendantiste puisque la CUP a le vent
en poupe et a fait chuter Artur Mas, débarqué de la présidence. Or, ces deux
nouveaux partis sur l'échiquier politique espagnol sont favorables au maintien
de la Catalogne dans l'Espagne. Tout du moins Ciudadanos car avec Podemos,
il est difficile de savoir vraiment ce qu’ils veulent.
Chute de la CiU
Mais ces deux
partis grignotent aussi des voix sur les partis indépendantistes
« établis » et particulièrement sur la CiU qui est en forte chute de
11 points par rapport à 2012. Pour deux raisons. D'abord, cette coalition reste
entachée par le scandale de l'évasion fiscale massive de la famille de Jordi
Pujol, l'ancien leader de cette coalition qui a gouverné pendant 23 ans, de
1980 à 2003, la Catalogne. Un mouvement comme Ciudadanos, qui est à
l'origine un parti catalan, n'a donc aucun mal à séduire une partie de
l'électorat de centre-droit qui votait traditionnellement CiU, mais qui veulent
« faire le ménage » dans la vie politique de la région. Sans compter
que CiU est très divisée entre ses deux composantes sur la question de
l'indépendance : les Démocrates-Chrétiens de l'UDC restent plutôt
autonomistes, tandis que la CDC d'Artur Mas est devenu franchement
indépendantiste. Beaucoup d'électeurs de la première composante de la coalition
redoutent de se retrouver « coincés » dans l'indépendantisme de la
seconde. Ils se tournent donc vers Ciudadanos
dont le programme centriste leur convient. D'autant plus volontiers que ce
dernier a mis de l'eau dans son vin unioniste en réclamant une autonomie
fiscale pour la région. Du coup, le camp indépendantiste recule mécaniquement.
La possibilité d'une « autre
Espagne » ?
Par ailleurs,
l'émergence au niveau national espagnol d'un système à quatre partis et celle
de Podemos en particulier ôte une
raison de réclamer l'indépendance de la région. Dans les années 2011 et 2012,
en effet, beaucoup de Catalans avaient estimé, face à la politique d'austérité
de Mariano Rajoy, que l'indépendance était le seul moyen de parvenir à sauver l’État providence auquel les Catalans sont si attachés. ERC avait beaucoup fait
campagne sur ce thème, estimant que la séparation avec l'Espagne était le seul
moyen de sauvegarder la justice sociale. Mais avec le recul du Parti Populaire
dans les sondages et son incapacité quasi-certaine à gouverner seul l'Espagne
après les élections générales du 20 décembre, il existe un espoir de
« changer l'Espagne » qui conduit une partie des électeurs de la
gauche catalane, notamment ceux qui hésitaient entre indépendantisme et
unionisme à préférer le maintien dans une Espagne « rénovée » et
davantage sociale. A cela s'ajoute l'amélioration des conditions
économiques, notamment la baisse du chômage et le retour de la croissance, qui
conduit certains à préférer la « sécurité » du maintien de la
Catalogne dans l'unité espagnole. Ces éléments expliquent donc en partie que,
dans le sondage CEO, le camp du « non » à l'indépendance soit en
progression, quand celui de l'indépendance stagne.
Un projet flou
Il existe enfin
un dernier élément qui joue en défaveur de l'indépendance catalane : la
division du camp indépendantiste. L'idée d'Artur Mas, lorsqu'il a convoqué les
élections du 27 septembre 2015, était de lier les partis indépendantistes
autour d'une « feuille de route » qui devait mener la Catalogne à
l'indépendance en 18 mois après le scrutin. Autrement dit, ces partis
continuaient à faire campagne séparément et à avancer leurs propres programmes,
tout en se mettant d'accord sur la voie minimale à suivre pour parvenir à
l'indépendance. Ce choix s'est, en réalité, révélé à haut risque. Les
différences programmatiques, et donc la vision de la Catalogne indépendante,
des deux grands partis sécessionnistes, CiU et ERC, sont en effet importantes.
Sans compter qu'il a fallu se mettre d'accord avec les associations
indépendantistes issues de la société civile (comme l'Assemblée Nationale
Catalane, ANC, à l'origine du référendum du 9 novembre).
Or, cette
feuille de route est finalement assez peu claire. On ignore ce qu'on entend par
« victoire des partis souverainistes » et, si l'on s'accorde pour
engager la création des structures d'un nouvel État, la question de la nature
de cet État reste ouverte. Le parlement régional, en cas de victoire, devra
approuver une déclaration « s'engageant dans la création d'un nouvel Etat
ou d'une République », autrement dit l'option d'un État catalan
« associé » à l'Espagne dans une forme d'union confédérale n'est pas
exclue. Il s'agissait en effet de ne pas déplaire à l'UDC, ni à la gauche unie
et alternative (EUiA), branche catalane de la Gauche Unie (Izquierda Unida).
Au final, le processus devra s'achever par un nouveau référendum. Avec une
telle feuille de route, le flou est donc de rigueur et il renforce le sentiment
d'incertitude du choix indépendantiste.
Les divergences au sein du camp indépendantiste
A cela s'ajoute
la méfiance quasi permanente entre ERC et CiU. La gestion du référendum du 9
novembre, le choix du format des élections du 27 septembre, la vision du futur
Etat catalan séparent les deux partis qui peinent à se mettre d'accord pour
définir des objectifs communs. ERC veut insister sur l'aspect social de
l'indépendance ce qui n'est pas le choix d'une CiU qui, on l'a vu, doit ménager
par ailleurs, une unité interne complexe. A cela s'ajoute la concurrence entre
les deux formations pour être le premier parti indépendantiste.
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