Ludovic Careme pour L'Express
Ce mercredi, s'ouvre le procès où seront jugés en leur absence des officiers de la junte accusés d'avoir fait disparaître cinq Français entre 1973 et 1977, dont Georges Klein, un jeune médecin. Sa fille mène un long combat pour la vérité.
Ce sera le grand voyage de sa vie. Elle s'y prépare depuis des années. Encore quelques jours de patience, peut-être aussi d'appréhension, et Vanessa Fausto-Klein découvrira la France, le pays de ses racines paternelles. Tout est prévu de longue date: l'avion Rio-Paris, aller-retour; l'hôtel, au coeur de la capitale; la rencontre avec son avocat, Me William Bourdon. Et surtout ce 8 décembre 2010 si souvent imaginé: l'arrivée au palais de justice; la foule des curieux, les journalistes, les autres victimes. Puis le président de la cour d'assises, Hervé Stephan, annonçant enfin: "Affaire Georges Klein, né à Romans-sur-Isère [Drôme] le 29 décembre 1945, disparu au Chili le 11 septembre 1973."
Un procès d'exception
Ce procès, prévu du 8 au 17 décembre devant la cour d'assises de Paris, sera le premier jamais organisé pour juger collectivement les principaux acteurs de la dictature chilienne (1973-1990). Il constituera l'aboutissement des enquêtes menées par des juges d'instruction parisiens sur la disparition de cinq Français dans ce pays, entre 1973 et 1977.
14 hommes sont renvoyés devant les assises, mais aucun ne sera présent : deux sont décédés, dont Augusto Pinochet; les 17 autres, sous le coup d'un mandat d'arrêt international, vivent au Chili, libres ou en détention. Parmi eux figurent 13 officiers, en activité ou à la retraite. Tous ont refusé la présence de leurs avocats car ils contestent ce procès. Les 19 parties civiles seront en revanche présentes, de même qu'une trentaine de témoins.
A l'époque, Vanessa n'était qu'un bébé de 14 mois. Elle n'a aucun souvenir de ce père français. Seule sa mère, brésilienne, s'en souvient, mais elle a vieilli dans la douleur d'un deuil impossible, sans tombe ni lieu où se recueillir, et peine à affronter ce passé de souffrance. C'est donc elle, Vanessa, aujourd'hui âgée de 38 ans et maman de deux enfants, qui représentera la famille à ce procès d'exception (lire l'encadré), le seul de cette ampleur jamais organisé dans le monde sur le Chili des années noires (1973-1990).
L'histoire de Georges Klein aura toute sa place dans ces débats. N'était-il pas l'unique Français présent au palais de la Moneda ce 11 septembre 1973, quand les troupes d'Augusto Pinochet ont renversé le président socialiste Allende? Une photo le prouve. On y aperçoit le long du trottoir une vingtaine de prisonniers, les mains sur la tête, tournant le dos aux soldats. Un seul est identifiable: Klein. Quelques heures plus tard, il sera embarqué à bord d'un camion-benne, et disparaîtra à jamais.
Que faisait-il auprès d'Allende? Pourquoi Romans? Pourquoi le Chili? Sa fille, devenue psychologue à Rio, l'a découvert en se lançant sur ses traces. Onze séjours au Chili lui ont permis de recueillir des témoignages, des documents. Peu à peu, le portrait s'est affiné, le puzzle a pris forme. "Je me suis lancée avec acharnement dans cette reconstruction, confie-t-elle à L'Express. J'ai rassemblé tant d'éléments que je parle désormais de mon père comme si je l'avais vraiment connu. Mais cela ne compense pas l'absence, ni les effets du manque..."
Georges Klein conseillait le président Allende.
Vanessa Klein a d'abord remonté le temps jusqu'en 1938, année où ses grands-parents paternels, juifs autrichiens fuyant les nazis, se réfugient à Romans. Le couple traverse la guerre sans trop d'encombre, préservé des rafles et de la haine. Rodolphe, le mari, peut même ouvrir une maroquinerie en ville. Après la Libération, les époux Klein demandent, et obtiennent, la nationalité française, la grande fierté de leur vie, avec ce fils unique né en 1945.
Sept ans plus tard, ils doivent néanmoins s'exiler, pour des raisons économiques cette fois. Après une étape au Canada, les voici maroquiniers à Santiago du Chili, où demeurent de proches parents. Georges, à peine sorti de son enfance drômoise, découvre ce drôle de pays étiré entre la Cordillère et le Pacifique. Très vite, il s'y fait des amis qui le surnomment "El Chico" ("le Petit") et moquent son accent français. Son intelligence fait de lui un élève brillant, vif d'esprit, que son père voit déjà médecin. Ce voeu sera exaucé en 1963: cette année-là, Georges se classe troisième sur mille au concours d'entrée à l'école de médecine et s'oriente vers la psychiatrie. Au Chili, et nulle part ailleurs.
"El Chico" ne renie pas pour autant ses racines françaises. Au contraire, il les revendique avec l'assurance frondeuse d'un étudiant doué pour la fête, le football et l'amitié. Ses copains rient de voir ce fan de Brel et de Brassens dans sa 2 CV jaune, citant Sartre ou Camus comme un érudit de la Sorbonne. Lorsque Juliette Gréco se produit à Santiago, il tente de lui parler, voire de la séduire. Quand Jean-Claude Killy vient disputer une compétition de ski au Chili, il file l'encourager avec son copain Felix Huerta, chilien pure souche.
"El Chico" continue de tracer sa voie, à gauche toute, au sein d'organisations estudiantines. Un dimanche matin de 1964, il se présente ainsi, avec Felix, chez le leader socialiste Salvador Allende, médecin de formation. L'aura de leur hôte n'intimide pas les deux compères, désireux de l'inviter à un colloque. En pénétrant dans son bureau, Georges remarque des photos où il pose avec Mao, Castro ou le Che. D'un ton gentiment moqueur, il lui lance: "Dites donc, toubib, vous êtes un intellectuel de gauche de haut niveau !" Comme Allende paraît surpris, Klein ajoute: "Les intellectuels de second plan se contentent de posters. Vous, au moins, vous leur serrez la main sur de vraies photos!"
Allende leur demande de créer une cellule de renseignement
Cette rencontre scelle l'amitié du trio. Peu importe à Allende que les idées de ces deux "gamins" soient plus radicales que les siennes: elles sont, pour lui, des piqûres de rappel contre l'embourgeoisement. Au fil des années, alors qu'il poursuit son ascension vers la présidence, le chef de file socialiste sollicite souvent leur avis. Une fois élu, en octobre 1970, il leur confie même une mission discrète, pour ne pas dire secrète: la constitution d'une cellule de renseignement baptisée "Centre national d'études de l'opinion", chargée de prendre le pouls du pays. A sa tête figurent six personnes de confiance, dont Felix et Georges.
Allende apprécie de plus en plus l'impertinence de Klein, ce psychiatre surdoué qu'il surnomme "doctorcito" ("petit docteur"), et le retrouve volontiers chez l'ami Felix, pour des dîners de travail et des discussions sans fin sur la vie, les femmes, la politique, surtout la politique. Allende, amateur de vin, apporte toujours une bonne bouteille. Pour rien au monde il ne raterait ces agapes 100% masculines, sans manières ni protocole.
En 1971, année du décès de sa mère, "El Chico" épouse Alice Fausto, une psychiatre brésilienne rencontrée à Santiago. De leur union naîtra bientôt la petite Vanessa. Georges Klein est alors un père et un mari très occupé, absorbé par la politique. Délaissant son métier, il devient conseiller politique d'Allende et l'informe autant que possible de ce qui se trame en coulisses à gauche comme à droite... Miné par les divisions idéologiques et les conflits sociaux, le Chili menace en effet d'imploser. Les conservateurs, appuyés par les Etats-Unis, détestent Allende. Lui-même est convaincu qu'un putsch se prépare. Au début du mois de septembre 1973, il en informe ses collaborateurs, dont Klein. "J'ai bien vécu, je suis vieux, leur lance-t-il, mais vous êtes jeunes et vous allez mourir, c'est ma grande douleur avant ce coup d'Etat."
Allende: "Sortez dans la dignité, je serai le dernier"
Le 11 septembre à l'aube, les troupes du général Augusto Pinochet attaquent la Moneda. Une cinquantaine de fidèles d'Allende sont alors à ses côtés. Felix est absent, mais pas Georges. A tous ceux qui s'inquiètent pour lui, le Français assure qu'il va s'en sortir. Du palais bombardé, il prévient tout de même Alice: "Quitte l'appartement avec la petite et va chez ton père." Ce sera leur ultime conversation. La suite relève de l'Histoire... Avec Allende lançant à ses collaborateurs: "Sortez dans la dignité, je serai le dernier." Quelques minutes plus tard, il s'enferme dans un salon, s'empare d'un fusil-mitrailleur et se suicide. Georges Klein et tous les autres sont déjà dehors, les mains sur la tête.
Dans les jours qui suivent, sa famille ne parvient pas à le retrouver. Son père se heurte au mépris des putschistes, qui contestent même sa présence au palais. Son épouse, Alice, fait vainement le tour des hôpitaux, des casernes... Pas la moindre trace, non plus, au Stade national, transformé en prison. Son insistance finit par agacer la junte : un général lui fait comprendre que Georges est mort et qu'elle doit partir au Brésil, avec le bébé. Alice est contrainte de se réfugier à Rio, d'où elle poursuivra ses démarches, convaincue que son époux est vivant.
Resté seul au Chili, Rodolphe Klein s'obstine, alertant aussi bien le Quai d'Orsay que l'Assemblée nationale, ou le président Pompidou. L'ambassade de France se mobilise, elle aussi. Peine perdue: nul ne sait, ou ne veut savoir, ce qu'est devenu "El Chico". Usé par seize ans de vains combats, le vieil homme mourra en 1989, après avoir passé ses dernières nuits dans la chambre de son fils.
En septembre 1973, Georges Kleinest arrêté à la Moneda.
C'est ce destin franco-chilien que Vanessa Klein a reconstitué. Peu à peu, dans les années 1990, les indices sont sortis de l'oubli, l'enquête judiciaire lui a livré le scénario morbide de cette absence. "Mon père était dans le dernier groupe de prisonniers ayant quitté la Moneda, raconte-t-elle. Ce groupe a été conduit au régiment Tacna, à Santiago. Après deux jours d'interrogatoire et de torture, ils ont été ligotés avec du fil de fer barbelé et conduits par camion au camp d'entraînement de Peldehue, à une trentaine de kilomètres de la capitale. Là-bas ils ont été mitraillés, un par un. Leurs corps ont été jetés dans un puits sec et profond, que les soldats ont fait exploser. A la fin 1978, un détachement de Tacna a localisé le puits, déterré les corps et les a mis dans des sacs pour les jeter à la mer. Tout cela s'est fait à bord d'un hélicoptère de l'état-major de l'armée de l'air."
Deux hommes, accusés d'avoir joué un rôle direct dans ce processus d'élimination, font l'objet d'un mandat d'arrêt international et seront jugés, par défaut, à Paris. Le premier, le colonel Rafael Ahumada Valderama, aurait ordonné l'exécution du Français, à Peldehue. Le second, le général Joaquin Ramirez Pineda, dirigeait le régiment Tacna. Pour lui, comme pour Valderama, Vanessa Klein attend une sanction exemplaire. "Ce crime a été trop longtemps passé sous silence, assure-t-elle. Quand j'étais petite, j'imaginais mon père en héros, combattant les méchants quelque part dans le monde. Puis j'ai compris que les méchants étaient les militaires... J'espère donc que les assassins seront condamnés." Un regret, un seul, vient ternir cet espoir: que Pinochet, décédé en 2006, ait échappé à ses juges.
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