"Dans
sa république des livres, Pierre Assouline revient sur l’intervention
de Miguel de Unamuno, le 12 octobre 1936, dans le Grand Amphithéâtre de
l’Université de Salamanque dont il était le recteur, l’un de ces moments
où la conscience morale de l’Espagne s’est exprimée avec une puissance
et une dignité incomparables.
La
censure militaire ayant « caviardé» les paroles de celui qu’on
surnommait la chouette, le texte de cette double interpellation n’a
jamais été publié. On ne possède des deux apostrophes du vieil homme que
des notes prises par des témoins, très vite exploitées par la
propagande et sans doute déformées par le souvenir. Quand on compare les
différentes versions, on suit cependant l’articulation du discours ; on
retrouve quelques formules percutantes qui ont frappé l’auditoire.
En
lisant ce texte, on en a une vision à tout le moins incomplète, car il
manque l’essentiel : l’atmosphère de cette salle où je me suis si
souvent assis alors que j’étudiais dans cette université, une atmosphère
d’exaltation hystérique, de violence déchaînée, de hurlements brutaux,
d’invectives et de cris. Il manque l’odeur d’uniformes et de sueur, la
sensation d’étouffement parmi ce millier d’officiers galonnés, de
Phalangistes en chemise bleue, de requétés,
les carlistes navarrais, l’essaim d’évêques et de prélats, les
officiels installés sur l’estrade, l’évêque de Salamanca, le gouverneur
civil, les autorités militaires au premier rang, entourant l’épouse du
Caudillo, dona Carmen Polo de Franco. Il manque le prétexte de cette
célébration, fête, Assouline le signale, de Notre Dame du Pilar, nommée
Capitaine Générale de l’Armée nationaliste, titre qui lui avait été
accordé en 1808, après le siège héroïque de Saragosse contre les armées
napoléoniennes, patronne aussi de la Garde Civile.
On voit la symbolique : une guerre de résistance patriotique contre la tyrannie des idéologies étrangères, le bolchevisme athée.
Si
le symbole ne suffisait pas, le régime militaire avait fait du 12
octobre la Fête de la Race, expression, non d’un racisme biologique,
mais du génie de la race hispanique, de son essence mystique, prolongée
dans l’Amérique latine. C’est aujourd’hui la fête de l’Hispanité.
Curieusement,
cette liturgie cléricale et guerrière unissait deux notions que Miguel
de Unamuno avait, tout au long de sa vie, défendues avec vigueur : la
vocation mystique de l’Espagne (dans La Vie de Don Quichotte et de Sancho), l’essence spiritualiste du génie espagnol (En torno al casticismo).
On aurait dès lors pu penser qu’il approuvait le soulèvement baptisé
Croisade par José Maria Peman, le poète du Mouvement, auteur des
paroles de l’hymne phalangiste, Cara al Sol, lui-même présent à la cérémonie.
Il
manque, pour bien saisir le contexte, le moment où la célébration se
déroule, alors que l’armée, surprise par l’échec du soulèvement dans les
principales villes du pays (Barcelone, Madrid, Bilbao, Valence), se
heurtant partout à une résistance farouche, envisage avec inquiétude
l’issue des combats. L’idée que, contrairement aux espoirs, la guerre
pourrait être longue, cette appréhension exaspère les passions.
Pour
saisir la signification profonde de la protestation de Unamuno, il
convient, enfin, de comprendre son état d’esprit à l’instant où, devant
cette foule de soudards et de prélats, il va, revêtu de sa toge et de
son hermine, se dresser dans une solitude téméraire.
Hostile
à la dictature du général Primo de Rivera, il avait été banni dans un
îlot des Canaries d’où il s’était évadé pour gagner la France, se fixant
d’abord à Paris, près d’Hendaye ensuite. Avec Ortega y Gasset et Blasco
Ibanez, il avait signé un manifeste pour protester contre la violation
par Alphonse XIII de la Constitution, ce qui semblait le rapprocher des
républicains qui, arrivés au pouvoir, le nommeront recteur honoraire à
vie de la plus ancienne, la plus vénérable des universités espagnoles.
Certes, la pensée conflictuelle du vieil homme, lecteur fervent de
Dostoïevski, de Nietzsche, traducteur et commentateur de Kierkegaard,
(il apprend le danois pour mieux approcher le philosophe nordique),
cette pensée agonique le rend suspect aux catholiques parce que sa foi leur paraît hérétique, aux rationalistes parce qu’il méprise et vomit « cette saloperie de raison »,
ainsi qu’il l’écrit avec rage. Détestant les cléricaux, surtout les
jésuites, qu’il accuse du pire scandale à ses yeux, le moralisme
juridique et comptable, il définit la foi par le doute, une théologie
purement négative, la décrit comme une agonie, au sens étymologique du
mot, une lutte héroïque pour la survie personnelle, un désir immortel d’immortalité,déchirement dont parle aussi Dostoïevski à sa sortie du bagne.
C’est
la foi du Jardin des Oliviers et de la Croix, sans la certitude
qu’apporte la foi en la Résurrection. Croire parce que je ne crois pas,
croire par et dans le doute, paradoxe qu’il a longuement développé dans
sa Vie de Don Quichotte où il fait de Sancho le véritable croyant.
Puisque Don Quichotte voit des géants à la place des moulins, argumente
Unamuno, la question de la foi ne se pose pas pour lui ; délirante, sa
vision n’en est pas moins irréfutable. Sancho, lui, voit bel el bien des
moulins et, après la déconfiture de son maître, décide pourtant de
rester avec lui, admettant que Quichotte accède peut-être à
une réalité qui lui échappe. En décidant de croire contre le témoignage
de ses sens, il fait un véritable acte de foi. Par le doute, l’écuyer
devient croyant.
En
politique, cette pensée conflictuelle se traduisait chez Unamuno par
un socialisme d’essence mystique, furieusement hostile au socialisme
prétendument scientifique.
Comment
ce rêve grandiose ne se briserait-il pas devant les impuretés et les
scories de la politique ? Lorsque les gouvernements républicains
abdiquent devant la violence des extrêmes, lorsqu’un anticléricalisme
aussi fanatique que la religion des catholiques se déchaîne, qu’on
incendie les églises, qu’on massacre les prêtres et les religieux, qu’on
expulse et viole les nonnes, qu’on profane les objets du culte, le
vieil homme prend ses distances avec le régime, lâchage qui sera
durement ressenti par le pouvoir. Il semble alors approuver le
soulèvement de l’armée, à tout le moins s’en accommoder.
Qui,
dans cette foule de soudards, douterait de sa complicité alors que,
assis sur l’estrade, sous le portrait du Caudillo, il préside la
cérémonie de la fête du Pilar ?
C’est, pour Unamuno, l’un de ces instants critiques où le destin de l’homme se joue, l’heure du témoignage décisif.
Tout
commence par des insultes grossières contre les Basques et les
Catalans, coupables de trahir l’Espagne, le général Millan Astray,
commandant la Légion, qualifiant le séparatisme de cancer que les
fascismes sauront extirper de la chair de l’Espagne en taillant et en
coupant sans faux sentimentalisme, propos salués par des vociférations.
Se levant avec peine, le recteur prononce alors ses premiers mots, accueillis dans un silence hébété : « Vous attendez tous ce que je vais dire. Vous me connaissez, lance-t-il avec hauteur. Vous savez que je ne peux pas me taire, car se taire serait mentir. Il y a des moments où le silence vaut approbation. »
Comment
mieux dire que, pour demeurer fidèle à lui-même, ce vieillard malade, à
bout de forces, revêtu de sa toge et de son hermine, se sent prêt à
relever le défi insensé ? Et de montrer d’abord la sottise de ces
attaques : lui-même est Basque, l’évêque assis au premier rang(il
tremble de peur, notent les témoins) est, qu’il le veuille ou non,
Catalan, natif de Barcelone, dans toute la longue Histoire du pays,
Basques et Catalans ont joué un rôle essentiel.
Passée
la stupeur, l’assemblée se déchaîne ; les insultes et les menaces
fusent ; militaires et Phalangistes hurlent leur rage ; on entend le
poète Peman brailler: « A bas l’intelligence décadente ! » ;
on brandit des pistolets, on menace d’abattre le recteur cependant que,
assise au pied de l’estrade, la femme du Caudillo baisse la tête,
plonge dans son mouchoir.
Dans ce vacarme, le général Millan Astray, commandant la Légion, hurle le bras tendu : « Espagne ! », « Une ! » Scande la salle. Puis, le cri fuse : « A bas l’intelligence ! Vive la mort ! » Ce cri qui, en France, a toujours été interprété à la lumière de l’idéologie, « Vive la Mort ! »
devenant le mot de ralliement des fascismes alors qu’il s’agit du cri
que les légionnaires espagnols jetaient en se lançant à l’assaut ; ce
même mot « Mort » se retrouve dans leur hymne « Je suis le fiancé de la Mort », proclamation sans doute morbide, mais purement guerrière, sans connotation idéologique.
Toujours debout sous les huées, la vieille chouette reprend la parole : « Je viens d’entendre un cri morbide et dénué de sens, « A
bas l’intelligence ! Vive la Mort ! » Je viens de l’entendre en ce lieu
qui est le temple de l’intelligence et dont je suis le grand prêtre.
Certes, il s’agit d’un paradoxe, et moi qui ai passé ma vie à fabriquer
des paradoxes qui ont causé à beaucoup de l’irritation, surtout chez
ceux qui ne les comprennent pas, je dois dire que je trouve répugnant
ce paradoxe barbare et insensé. »
Quelle
est l’argumentation de celui qui, toute sa vie, a méprisé la Raison ?
On la suit en consultant les différentes versions du discours. D’abord,
ce constat : invalide de guerre, le général Millan Astray est amputé
d’un bras et d’une jambe, il a perdu un œil ainsi que deux phalanges de
sa seule main valide. Unamuno déclare qu’il serait hypocrite de passer
sous silence ce qui crève les yeux en ignorant l’infirmité du général
dont il salue par ailleurs le courage. Cervantès aussi était un invalide
de guerre. Mais de son infirmité, le romancier a fait un usage
d’humanité, quand le général en fait un usage de mort. Et de déplorer
que son pays puisse être gouverné par des infirmes qui, dépourvus de
l’humanité de l’auteur de Don Quichotte, voudront faire de l’Espagne un
peuple d’amputés et d’estropiés. Tombe alors des lèvres du recteur que
les témoins dépeignent à bout d’épuisement, chancelant dans sa toge,
cette conclusion implacable : « Vous vaincrez parce que vous possédez la force brutale ; vous ne convaincrez pas parce qu’il vous manque la raison. »
N’est-il
pas paradoxal d’entendre celui qui n’a cessé de rabaisser et de
vilipender la raison l’invoquer en cette heure décisive ? Mais la raison
d’Unamuno n’est pas celle de Descartes et de Hegel, ses bêtes noires ;
elle n’est pas une méthode ouvrant le monde à une physique technique ou
une dialectique glacée accouchant de l’Histoire révélée à elle-même.
Elle est le mouvement de la pensée quand la pensée engage la personne
entière. Non pas discursive, analytique, mais charnelle- une
implication. Non pas un discours, mais une personne. Une présence et un
témoignage.
A
la fin de la cérémonie, les Phalangistes se ruent sur le vieil homme;
dans la confusion, l’épouse du Caudillo trouve ce réflexe : elle le
prend par le bras et le raccompagne à sa voiture au milieu des injures
et des menaces, lui sauvant ainsi la vie. Il sera consigné dans son
appartement, sous bonne garde, où il finira par mourir bientôt,
certainement de maladie, tout aussi sûrement de tristesse.
Hérétique
pour les orthodoxes, mystique illuminé pour les rationalistes, Miguel
de Unamuno a toujours été un de ces esprits qui, pour reprendre
l’expression de Dostoïevski, ressentent une
idée, la vivent dans leur corps autant que dans leur esprit. Il
n’appartenait à aucun parti, ne se reconnaissait dans aucune faction.
C’était l’esprit le plus anti-français qu’on puisse imaginer, sans cette
aisance verbale qui permet de jongler avec les idées, de passer avec
désinvolture d’une conviction à l’autre. Rien chez lui de frivole. Une
gravité terrible et, jusqu’au bout, la fidélité à soi-même. Tissé de
contradictions, il se blessait à toutes les aspérités de sa personnalitéagonique.
Criant plus qu’il ne parlait, éructant des formules sibyllines,
multipliant les provocations, à l’étroit dans son enveloppe, écartelé,
il apparaissait comme une sorte de monstre, un prophète égaré dans son
époque.
Si
je reviens sur le bloc-notes de Pierre Assouline, si je m’attarde sur
cette scène où la vieille chouette ulula sa détresse devant l’apocalypse
annoncée, c’est que, coïncidence étrange, j’ai lu le texte d’Assouline
alors que, depuis plusieurs mois, je suis plongé dans les œuvres du
philosophe, m’imprégnant, peut-être pour la dernière fois, d’une pensée
qui a marqué toute mon existence, depuis l’adolescence. Avec
Dostoïevski, Nietzsche, Kierkegaard, saint Augustin et Pascal, Unamuno
fait partie de mon moi le plus intime.
Pour
me rapprocher de son ombre, je me suis, en 1956, inscrit à l’université
de Salamanque où j’ai suivi les cours de grec ancien, la chaire qu’il
occupait, arpentant les couloirs et les salles qu’il empruntait, flânant
le long du Tormès, sa promenade vespérale, m’arrêtant avec lui pour
contempler la ville, l’une des plus lumineuses de Castille.
Dans
le roman que je rédige en ce moment, Unamuno joue un rôle essentiel.
Ainsi, tout s’enchaîne. Ma vieillesse renoue avec mon adolescence.
Et cependant que je lis avec un sentiment de fraternelle complicité Rosebud,
ces éclats de biographies que Pierre Assouline vient de publier, je
pense à ce vieillard intraitable qui, seul face à la meute hurlante,
défendit la dignité de la pensée. Qu’il ait été longtemps ignoré, mis à
l’écart, suspecté d’avoir trahi la cause, cet ostracisme imbécile ne
surprendra que les naïfs.
On
parle de le réhabiliter. Mais quelle faute a-t-il commise ? On
réhabilité un innocent injustement condamné, on ne réhabilite pas un
mystique. On le redécouvre peut-être, du moins ceux qui ne le lisent pas
peuvent-ils le découvrir.
Je doute pourtant que sa pensée, enracinée dans le christianisme, dise
grand-chose à nos contemporains, vautrés dans le matérialisme le plus
obtus. Je me demande aussi quel camp, dans l’Espagne actuelle, pourrait
se réclamer de lui. La gauche ? Il en a vomi le fanatisme dogmatique,
les violences imbéciles, le verbiage inconséquent. Les droites ? Mais il
les a stigmatisées dans ce discours de Salamanque, les abandonnant à
leur fureur aveugle. Il l’a souvent répété : le christianisme n’est ni
une doctrine ni une philosophie, moins encore une politique. Il ne
s’adresse qu’à la conscience la plus intime. C’est donc à ceux qui
possèdent une vie intérieure que la vieille chouette parle, non à ceux
qui croient, mais à ceux qui doutent, à ceux qui soupirent, à ceux que
leur incomplétude fait souffrir. Sa parole ne délivre aucune certitude.
Elle fonde l’humanité dans l’espérance.
Avoir
des idées est à la portée du premier beau parleur frotté de
dialectique, penser avec ses entrailles reste une aventure
périlleuse. « Je n’aime, écrit Nietzsche, que les livres qu’on écrit avec son sang. »
Ceux de Miguel de Unamuno continuent de saigner en moi."
Michel del Castillo
" Des années que je cherche le fameux discours prononcé par le philosophe Miguel de Unamuno à
l'université de Salamanque le 12 octobre 1936. En présence de l'épouse
du Caudillo entourée de généraux et de ministres, l'auteur du Sentiment tragique de la vie était
requis en sa qualité de recteur pour prendre la parole à la cérémonie
en l'honneur de la Vierge du Pilar. Il eut d'abord à subir tous les
discours, notamment celui, vociférant et particulièrement haineux à
l'endroit des Basques et des Catalans, du général Astray, commandant la
Légion, ponctué par les bras levés des jeunesses phalangistes. Puis
Unamuno prit la parole et, avec le courage du vieil homme qui n'a plus
rien à p
erdre,
la ferme sérénité du penseur indigné par la barbarie à l'oeuvre,
l'héroïsme tranquille de celui qui entend conserver sa dignité jusqu'au
bout, il prononca calmement des mots de désapprobation, suscitant les "Viva la muerte !" et les "Mueran los intelectuales !" du général Astray, avant de reprendre :"
Cette université est le temple de l'intelligence. Et je suis son grand
prêtre. C'est vous qui profanez son enceinte sacrée. Vous vaincrez parce
que vous disposez de la force brutale ; vous ne convaincrez pas car il
vous manque la raison. Je considère comme inutile de vous exhorter à
penser à l'Espagne. J'ai terminé". Et il quitta l'estrade dans un silence de mort avant d'être prestement évacué sous les insultes des phalangistes. (Photo) Michel del Castillo raconte très bien cette journée historique dans son précieux Dictionnaire amoureux de l'Espagne(Plon).
Le scandale provoqué par ce "Non!" magistral fut considérable.
Démissionné et assigné à résidence, Miguel de Unamuno mourut peu après "de tristesse et d'écoeurement" souligne Castillo.
J'aurais aimé retrouver l'intégralité de son discours pour le faire
traduire et le distribuer à la manière d'un tract, tant l'attitude
intellectuelle de cet homme me parait exemplaire. Un diplomate espagnol à
Paris, à qui je m'en étais ouvert, m'a envoyé quelques pages de
La guerra civil espanola de
l'historien Antony Beevor rappelant l'affaire ; mais dans les notes, on
apprend qu'il n'existe pas de trace du texte original du discours de
Miguel de Unamuno, les journaux de Salamanque ayant publié le lendemain
les interventions de tous les orateurs sauf la sienne... Il n'en reste
que des témoignages. Pourquoi j'en reparle aujourd'hui ? A cause d'un
article (illustré d'une photo terrible par son éloquence) découvert à la
"une" de
El Pais, relatif aux
actuelles polémiques politiciennes entourant la réhabilitation de
Miguel de Unamuno, lequel avait été, aussi, évincé du Conseil municipal
de la ville où il siégeait, il y a 70 ans... "
Pierre Assouline
"Vous êtes tous suspendus à ce que je vais dire.Tous vous me
connaissez, vous savez que je suis incapable de garder le silence. En
soixante treize ans de vie, je n’ai pas appris à le faire. Et je ne veux
pas l’apprendre aujourd’hui. Se taire équivaut parfois à mentir, car le
silence peut s’interpréter comme un acquiescement. Je ne saurais
survivre à un divorce entre ma parole et ma conscience qui ont toujours
fait un excellent ménage.
Je serai bref. La vérité est davantage vraie quand elle se manifeste
sans ornements et sans périphrases inutiles. Je souhaite faire un
commentaire au discours, pour lui donner un nom, du général Millan
Astray, présent parmi nous. Laissons de côté l’injure personnelle d’une
explosion d’invectives contre basques et catalans. Je suis né à Bilbao
au milieu des bombardements de la seconde guerre carliste. Plus tard,
j’ai épousé cette ville de Salamanque, tant aimée de moi, sans jamais
oublier ma ville natale. L’évêque, qu’il le veuille ou non, est catalan,
né à Barcelone.
On a parlé de guerre internationale en défense de la civilisation
chrétienne, il m’est arrivé jadis de m’exprimer de la sorte. Mais non,
notre guerre n’est qu’une guerre incivile. Vaincre n’est pas convaincre,
et il
s’agit d’abord de convaincre ; or, la haine qui ne fait pas toute sa
place à la compassion est incapable de convaincre…On a parlé également
des basques et des catalans en les traitant d’anti-Espagne ; eh bien,
ils peuvent avec autant de raison dire la même chose de nous. Et voici
monseigneur l’évêque, un catalan, pour vous apprendre la doctrine
chrétienne que vous refusez de connaître, et moi, un Basque, j’ai passé
ma vie à vous enseigner l’espagnol que vous ignorez.
(Premières interruptions, « Viva la muerte ! » etc)
Je viens d’entendre le cri nécrophile « Vive la mort » qui sonne à mes
oreilles comme « A mort la vie ! » Et moi qui ai passé ma vie à forger
des paradoxes qui mécontentaient tous ceux qui ne les comprenaient pas,
je dois vous dire avec toute l’autorité dont je jouis en la matière que
je trouve répugnant ce paradoxe ridicule. Et puisqu’il s’adressait au
dernier orateur avec la volonté de lui rendre hommage, je veux croire que ce paradoxe lui était destiné, certes de façon tortueuse et indirecte, témoignant ainsi qu’il est lui-même un symbole de
la Mort.
Une chose encore. Le général Millan Astray est un invalide. Inutile de
baisser la voix pour le dire. Un invalide de guerre. Cervantès l’était
aussi. Mais les extrêmes ne sauraient constituer la norme Il y a
aujourd’hui de plus en plus d’infirmes, hélas, et il y en aura de plus
en plus si Dieu ne nous vient en aide. Je souffre à l’idée que le
général Millan Astray puisse dicter les normes d’une psychologie des
masses. Un invalide sans la grandeur spirituelle de Cervantès qui était
un homme, non un surhomme, viril et complet malgré ses mutilations, un
invalide dis-je, sans sa supériorité d’esprit, éprouve du soulagement en
voyant augmenter autour de lui le nombre des mutilés. Le général Millan
Astray ne fait pas partie des esprits éclairés, malgré son
impopularité, ou
peut-être, à cause justement de son impopularité. Le général Millan
Astray voudrait créer une nouvelle Espagne- une création négative sans
doute- qui serait à son image. C’est pourquoi il la veut mutilée, ainsi
qu’il le donne inconsciemment à entendre. (Nouvelles interruptions » A bas l’intelligence ! « etc.)
Cette université est le temple de l’intelligence et je suis son grand prêtre. Vous
profanez son enceinte sacrée. Malgré ce qu’affirme le proverbe, j’ai
toujours été prophète dans mon pays. Vous vaincrez mais vous ne
convaincrez pas. Vous vaincrez parce que vous possédez une surabondance
de force brutale, vous ne convaincrez pas parce que convaincre signifie
persuader. Et pour persuader il vous faudrait avoir ce qui vous manque :
la raison et le droit dans votre combat. Il me semble inutile de vous
exhorter à penser à l’Espagne. J’ai dit. »
Miguel de Unamuno "retranscrit" par Edouard Bustin