Damián Szifrón est argentin,
il est né en 1975 et a lu et vu ses classiques :
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La nouvelle fantastique du Río de la Plata qui
lui a enseigné l’importance de saisir son spectateur à la gorge dès le début et
surtout l’art de la chute, « savoir se taire à temps ». Effets
condensés, écriture synthétique, refus des fioritures, humour
comme arme tranchante, distance parodique…Rappelons que le mot "relato" désigne justement le récit bref en Argentine.
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Le cinéma italien de Risi (Les
Monstres 1963), Risi avec Scola et Monicelli (Les Nouveaux Monstres 1977) : le cru et le cul, la satire
sociale, le naturalisme grotesque et pathétique… Le même Risi
affirmait : «Je
déteste le moralisme et je préférerais toujours être cruel plutôt que de dire
la "bonne" parole ou montrer la "bonne" attitude.»
Szifrón est un héritier de cette attitude et n’a pas honte de ses références
grand public : les séries B, les films des années 70 tellement
kitchs. Mais, à cet esprit très Paul Verhoeven, il ajoute une touche plus
contemporaine inspirée des craquages en direct dans les émissions de
télé-réalité. Avec humilité, Szifrón réinvente un
panorama de références impures comme l’avaient déjà adopté les frères
Almodóvar.
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Tarantino pour le pétage de
plombs, Buñuel pour le coup de rasoir, Spielberg pour le duel…
En 2014, ce film à sketchs (une
production hispano-argentine avec Pedro Almodóvar et son frère de producteur dans
les coulisses) sort et fait un tabac : il est sélectionné à Cannes et nominé
pour l’Oscar du meilleur film en langue étrangère. On aime tout de suite cette
esthétique cartoon (personnages caricaturaux), pub (rythme vertigineux et
percutant), on aime l’humour décapant et la provocation. On est bien loin du
puritanisme du Nord qui n’hésite pas à faire exploser des bombes, à décharger
des pistolets et à faire brûler voitures et autres véhicules mais qui répugne à
montrer certains détails de la réalité quotidienne au nom de la
« bienséance ».
On a reproché à Szifrón le manque de
construction et la création d’un ensemble somme toute hétéroclite. Pas
sûr. L’introduction et l’épilogue sont clairement identifiables : la
certitude pour le spectateur qu’il va passer un bon moment et puis le happy end
malgré tout. Mais c’est surtout le générique qui semble nous fournir une première
piste assez simple. Les nouveaux sauvages, entendez « animaux
sauvages » sont bien les hommes et les femmes de cette société malade,
stressée à mort et d’un matérialisme confondant. Les brutes, les bêtes, les
monstres ce sont eux et non les grands félins d’ailleurs en voie d’extinction.
Ce sont eux et nous car cette société argentine est bien le miroir de la nôtre (d'où l'utilisation de la vitre, de la surface transparente à travers laquelle nous regardons les personnages),
dans cet Extrême-Occident qu’est l’Amérique Latine et notamment dans ces
nations bien blanches et bien européennes comme l’Argentine si italienne, elle qui
a un Pape italien, une société gangrénée par des rapports mafieux et puis toutes
ces attitudes qui fleurent bon le macho rital.
C’est un miroir – et l’image n’est jamais belle comme
de bien entendu - que nous tend Szifrón et dans lequel nous pouvons vérifier à
quel point nous sommes minables :
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Minables quand nous élevons nos enfants en leur
faisant regretter d’être nés.
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Minables quand nous traitons les serveurs et serveuses
de restaurant comme s’ils étaient de la merde alors que notre propre existence
est vide et terne.
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Minables quand nous nous conduisons notre voiture
comme si nous avions un compte à régler avec les autres ou comme si toute notre
vie en dépendait, Les mecs en particulier, comme si le levier de vitesses était
un autre sexe.
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Minables quand nous sommes incapables de comprendre
les difficultés et les lassitudes de nos voisins.
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Minables quand toute une vie à l’abri du besoin est
basée sur l’escroquerie et le mensonge.
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Minables quand l’amour cède devant la trahison.
La beauté du générique semble dire que nous sommes à
ce point minables que nous sommes nous-mêmes une espèce menacée, par notre
propre bêtise, égoïsme, méchanceté, vulgarité…: c’est bien l’homme qui devrait
être « en voie d’extinction » et céder la place aux grands félins.
Le « pétage de plombs »
est le second fil conducteur, il est le motif commun à chacun des six sketches
de cette satire jouissive car terriblement familière et qui renvoie au thème
littéraire et culturel qui a hanté l’Amérique Latine depuis les écrits de la
Découverte et de la Conquête : le conflit entre civilisation et barbarie.
Vulnérables face à une réalité trouble et imprévisible
dans la plus pure tradition du fantastique argentin (on pense notamment aux
nouvelles de Silvina Ocampo), les personnages des Nouveaux Sauvages,
traversent la frontière qui sépare la civilisation de la barbarie. Une trahison
affective ou amoureuse, le retour du passé, une tragédie ou même la violence
d’un détail du quotidien sont les détonateurs qui poussent ces personnages à
sortir d’eux-mêmes, à se métamorphoser en terroristes, en criminels, en
vengeurs masqués, en sorcières, en hyènes… Un individu craque et c’est tout
l’édifice social qui vacille : c’est le complexe de Lucifer qui cause la
mort de tous ceux qui sont jugés responsables, c’est la vengeance aveugle qui
fait des victimes collatérales, c’est le cynisme et l’impunité qui fait
prospérer les trafics en tous genres, c’est une administration kafkaïenne qui
rend le monde insupportable, c’est le mensonge qui transforme tout conte de fée
en film d’horreur. On comprend alors à quel point la morale, la religion,
l’éducation, le désir pathétique de vivre et de vivre le plus confortablement possible
sont parfois impuissants à contrôler les pulsions.
La pulsion violente et
destructive est ainsi un fil assez solide entre chacun des six contes cruels.
Dans le dossier de presse du film, le réalisateur écrit d’ailleurs : «Ces histoires émergent de la zone la plus
libre de mon imagination. […] Il est toujours question de catharsis, de
vengeance et de destruction. Je pense souvent à notre société occidentale et
capitaliste comme une sorte de cage transparente qui amenuise notre sensibilité
et dénature nos rapports. [Le film] opère sur un ensemble d’individus qui
vivent dans cette cage tout en ignorant son existence.»
Szifrón
parvient parfaitement à décrire une société occidentalo-sud-américaine en
apparence lisse, psychorigide et parfaite, mais en réalité rongée par le doute,
la menace, la corruption, les récupérations médiatiques, la culpabilité (la
famille, le monde de la Justice et l’Etat en prennent pour leur grade), qui se
libère de l’angoisse par à-coups, par l’expression subite et incontrôlée de ses
plus bas instincts : c’est tout un corps malade qui cherche, dans la
fièvre, à se reconstruire et à se refaire une santé. Sans facilité, sans
populisme et avec une vraie bienveillance envers les personnages les plus
fragiles : Ricardo Darín bien sûr, « Bombita » et Erica Rivas,
la novia qui faillit être couronnée à Cannes.